L'appel d'Halter
Pour lutter contre la barbarie
Des centaines d’hommes et de femmes, venus de toutes les régions d’Argentine, font jour et nuit la queue devant le ministère de l’intérieur de Buenos-Aires: ils recherchent leurs enfants disparus. Ils veulent savoir s’ils ne sont pas parmi les cinq mille cadavres retrouvés dans les terrains vagues ou les banlieues des grandes villes depuis le 24 mars 1975, date de la prise de pouvoir par la junte. Seul le général Suarez Mason, commandant du 1er corps d’armée, peut leur délivrer une autorisation de visiter les morgues. Il n’en accorde que trois à quatre par jour.
Ma famille n’aura pas à attendre très longtemps: les corps de ma cousine Anna-Maria et de son mari Mario Isola viennent d’être déposés devant le domicile de leurs parents. Ils avaient été enlevés il y a six semaines laissant derrière eux un enfant de onze mois. Fallait-il qu’un des descendants des rares membres de ma famille rescapés du nazisme disparaisse ainsi?
Que pouvons-nous faire? Sommes-nous vraiment aussi impuissants devant la nouvelle montée du fascisme que l’étaient nos parents, il y a trente ans? Devons-nous attendre que le plan du général Iberico Saint-Jean, le gouverneur de la province de Buenos-Aires, se réalise? Il disait, il y a quelques mois: «D’abord nous tuerons tous ceux qui font de la subversion, puis nous tuerons leurs collaborateurs, puis leurs sympathisants, puis les tièdes, enfin nous tuerons les indifférents.»
En Suède se développe une campagne de protestation contre l’organisation de la Coupe du monde de football, l’année prochaine, à Buenos-Aires. En 1936, nos parents n’ont pu empêcher les sportifs de se rendre aux Jeux olympiques de Berlin et de faire le salut nazi devant un Hitler ébahi. Deux ans après, ils assistaient impuissants à la Nuit de cristal. Lançons ensemble un appel à tous les sportifs et à leurs supporters qui doivent se rendre en Argentine: «Refusez de cautionner par votre présence le régime aussi longtemps qu’il n’aura pas libéré les prisonniers politiques et arrêté les massacres.» Lançons un appel à la presse mondiale pour qu’elle reproduise cet appel et à tous ceux qui le liront pour qu’ils manifestent leur appui.
Si nous ne gagnons pas cette bataille, la barbarie l’emportera.
Le Monde, 19 octobre 1977
En octobre 1977, Marek Halter, peintre et écrivain, vient de connaître un an plus tôt le succès avec le roman Le Fou et les rois traitant des rapports entre Juifs et Arabes. Déjà très engagé dans la lutte pour les droits de l’homme, profondément marqué par la disparition de ses cousins assassinés par la junte argentine, l’écrivain français d’origine polonaise est l’un des premiers à poser la question de la légitimité d’une participation à la Coupe du Monde qui doit se tenir en juin 1978 au pays du général Videla. A quelques semaines du match décisif disputé par la France contre la Bulgarie, Marek Halter tente de replacer le sport dans une dimension éthique. Si l’extrême-gauche relaiera sa protestation dans un comité de boycott, le COBA, peu de personnes dans les milieux footballistiques et politiques entendront son appel.
Paul Dietschy
Université de Franche-Comté