Le "courageux" captain Nevill
Le sport chez “Tommy”
« Parmi les innombrables trophées du conflit mondial, il en est sans doute peu d’aussi typiquement curieux que le ballon de football actuellement exposé dans la salle d’honneur des casernes de Kingston, près Londres [sic]. Cette sphère de cuir a joué brillamment son rôle inconscient dans une aventure dont l’équivalent ne se rencontre guère dans les annales guerrières. A l’époque, quelques-uns de nos journaux en avaient reproduit le récit, d’après les confrères d’outre-Manche. Mais – avouons-le sincèrement – la plupart d’entre nous, attribuant la soi-disant anecdote à l’imagination très fertile d’un reporter en mal de copie, ne l’avaient accueillie qu’avec le légendaire grain de sel. Or, je puis en donner ici la formelle assurance, tout y était d’une rigoureuse exactitude.
Ce fait de guerre est d’une simplicité magnifique. A l’aube du 1er juillet 1916, quand l’armée anglaise de la Somme, en liaison sur sa droite avec nos troupes, déclencha la grande offensive, une des compagnies du 8e bataillon du « East Surrey Regiment » s’offrit une fantaisie héroïque. Sous la direction de son chef, le capitaine Nevill, la compagnie partit à l’assaut en poussant le fameux ballon devant elle. Debout sur le parapet, le capitaine, à la minute fixée par le haut commandement, donna le coup d’envoi de ce match peu banal, et ses hommes électrisés par l’exemple, « dribblèrent » la balle jusqu’aux lignes allemandes, exactement comme s’ils s’agissait de la rentrer dans le filet du camp adverse. Nombreux furent les participants de l’extraordinaire tournoi qui tombèrent en route…
Hélas ! il en manquait pourtant, des camarades
Et plus d’un est tombé qui n’a jamais rejoint.
… mais chaque équipier trouvait un remplaçant, et le ballon précéda les hommes du « East Surrey Regiment » jusque dans la tranchée ennemie. Quelques minutes plus tard, les glorieux footballers du capitaine Nevill portaient la balle, désormais historique, en triomphe.
J’ai tenu à écrire cet épisode, parce qu’il me semble symboliser à merveille le rôle prépondérant qu’auront assumé les sportsmen dans le gigantesque conflit. Ceux qui en écriront l’histoire leur rendront justice, n’en doutez pas. Nul besoin cependant d’attendre, pour proclamer que la pratique du sport aura été le plus utile adjuvant du combattant. Ceux qui n’en seraient pas convaincus le deviendront après une simple lecture des listes de citations, de morts et de blessés. Palmarès à la fois douloureux et réconfortants aux cœurs sportifs… »
Victor Breyer, La Vie au Grand Air, 15 juin 1917
Victor Breyer, sportsman journaliste à l’hebdomadaire La Vie au Grand Air et officier de liaison auprès des troupes anglaises rapporte ici l’épisode héroïco-tragique du capitaine Nevill qui, lors de l’offensive de la Somme, aurait engagé ses hommes à poursuivre les ballons shootés vers la tranchée ennemie, comme un attaquant file vers le but adverse balle au pied…
Quelle que soit l’exacte véracité d’un ordre présenté par l’historien américain Paul Fussell comme un « acte conventionnel de bravoure » pratiqué sur d’autres champs de bataille, l’épisode dans lequel Nevill et la plupart de ses hommes trouvèrent la mort pose la question de l’utilisation du football pendant la première guerre mondiale.
La métaphore du « grand match » de football que serait la guerre s’inscrit tout d’abord dans l’euphémisation de l’hyperviolence de la guerre des tranchées. Elle est filée de tous les côtés du front occidental et participe d’un discours sur la guerre cherchant à en gommer les aspects les plus traumatisants. Elle a aussi une spécificité britannique : selon Colin Veitch, la contribution de l’original capitaine Nevill à l’offensive alliée a été mise en exergue, notamment par la Football Association, pour faire oublier les réticences éprouvées par les footballeurs professionnels et leur public ouvrier, à rejoindre l’armée britannique avant que la conscription ne soit établie en 1916. Pour les alliés, Italiens et Français en particulier, l’épisode aurait confirmé le sang-froid et le caractère sportif des Britanniques, comme en témoigne la photographie (Voir diaporam) parue dansL’Illustration du 29 juillet 1916 et représentant des officiers anglais rendant hommage à l’un des ballons ayant survécu à l’assaut…
Au-delà, de l’immixtion du football dans la folie meurtrière des hommes, le « moment Nevill » signale aussi sa diffusion et sa grande popularité auprès des poilus. Comme l’écrivait l’un d’entre eux à Georges Rozet, le journaliste deL’Oeuvre qui avait lancé des souscriptions pour l’expédition aux soldats d’enveloppe de cuir et de chambre à air : « Lorsque je joue au football, […], je ne pense plus que c’est la guerre… »
Paul Dietschy
Université de Franche-Comté