Football, sport et paternalisme :
Football, sport et paternalisme : l’exemple de l’entreprise Baumann et l’Union Sportive de Colombier-Fontaine
Le football dans le Pays de Montbéliard, ce n’est pas seulement les usines Peugeot et le FC Sochaux-Montbéliard. C’est également une pléiade de petits clubs dans une région marquée et bercée par le paternalisme industriel.
De la chaise d’enfant au football
Au tournant du XXe siècle, Colombier-Fontaine, au cœur du Pays de Montbéliard, offre l’image d’une campagne à peine industrialisée, quand la famille Baumann, originaire de Suisse, s’y installe. En avril 1901, en effet, les Baumann ouvrent leur usine qui exploite le brevet de la chaise d’enfant transformable, fabrication à laquelle vient bientôt s’ajouter la production de chaises en bois courbé. Désormais, l’usine impose son rythme au village et à ses habitants. Un rythme marqué par une extension du contrôle de la vie des travailleurs que cherchent à réaliser les patrons de la chaiserie par une politique active d’œuvres sociales. C’est donc tout naturellement que l’usine Baumann se penche sur la création d’une association récréative pour ses ouvriers dans le cadre de ces actions : l’Union Sportive de Colombier-Fontaine.
L’Union Sportive de Colombier-Fontaine et les transformations du travail ouvrier
En 1911 est en effet nommé un nouveau directeur commercial. C’est Max Baumann qui, aidé par son frère Walter, directeur de la chaiserie, décide de monter une société de football qui prend le nom d’Union Sportive de Colombier-Fontaine, officiellement déclarée en préfecture le 31 janvier 1914. Alors que la population voit les rythmes et habitudes de la vie encore rurale de Colombier-Fontaine radicalement modifiés, le contrôle patronal s’applique ainsi également au temps libre. Il s’agit d’encadrer les milieux populaires, de garantir leur moralité, et finalement de limiter les tensions sociales, potentiellement explosives au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que les exigences sont accrues et la discipline renforcée. Max et Walter Baumann invitent les ouvriers à envoyer leurs enfants à l’Union Sportive. le sport, et notamment le football, doit les rendre « rigoureux, souples, sains et [aider] à leur développement ».
En parallèle, l’U.S.C.F. se développe et remporte ses premiers succès. Le Comité de l’U.S.C.F. inaugure le nouveau « stade des Immobilières » offert par Walter Baumann, président d’Honneur en août 1923. En 1935, pour la 3ème année consécutive, l’équipe première de football est championne 1ère série de Ligue de Bourgogne Franche-Comté et joue en Division Honneur l’année suivante.
Le paternalisme sportif des Baumann
Durant l’entre-deux-guerres, il s’agit, pour les frères Baumann comme pour un nombre croissant de patrons, d’améliorer les conditions de vie des ouvriers tout en essayant de contrôler leur temps libre. Les temps ont changé ; le sport, et le football tout particulièrement, tend à se démocratiser, à se diffuser et l’accès à la pratique sportive est plus ouvert. Le loisir sportif est donc à la fois une concession mais aussi un élément de surveillance, un moyen de gérer la main d’œuvre jusque dans sa vie privée. Ainsi Baumann s’inscrit dans le paternalisme hérité du XIXe siècle qui considère les ouvriers comme des mineurs ayant besoin d’être guidés, conseillés, orientés par un « père », le patron d’entreprise.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cette politique se renforce encore. Au sein de l’U.S.C.F. cohabitent deux générations : les sportifs pratiquants et les aînés qui, en tant que dirigeants, jouent les intermédiaires entre la chaiserie et l’Union, en assurant le financement des sections et, le cas échéant, en plaçant tel ou tel jeune sportif à la recherche d’un emploi ou d’une amélioration de sa vie professionnelle. L’intégration entre l’U.S.C.F. et l’entreprise est presque totale. Ces années sont prospères au niveau sportif puisque l’équipe première est sacrée championne de 2ème division de Franche-Comté en 1954 puis de 1ère division en 1958. Elle perd cette même année la finale de la Coupe Jonte face à Dampierre (0-1), équipe évoluant une division au-dessus.
Les réunions de la « grande famille » Baumann
Les Baumann ont donc mis en œuvre dès leur installation à Colombier-Fontaine une stratégie paternaliste complexe qui articule de façon cohérente l’exaltation et la ritualisation des valeurs familiales et des œuvres sociales. L’image de la « grande famille » s’impose avec force dans de nombreux aspects de la vie de l’usine et du club sportif, des plus quotidiens aux plus exceptionnels. Mais elle n’est jamais aussi présente que dans les rites à travers lesquels, la « communauté », formée par les ouvriers, les sportifs et les patrons, affiche son unité comme lors des « Grands Prix » de l’U.S.C.F., disputés entre 1919 et 1955. Organisés avec autant de soin que la production de chaise, ces manifestations proposent un programme sportif (football, athlétisme) et musical de haute tenue, qui en font l’une des fêtes les plus réputées de la région. D’autant que les lots offerts par la maison Baumann permettent de proposer des récompenses attirant des athlètes de renommée régionale et nationale. En même temps qu’il est, pour la famille Baumann, un moyen d’exposition prestigieux, une vitrine régionale, le « Grand Prix » constitue pour la population locale la véritable fête annelle, où viennent se mêler la joie des jours d’été et la fierté de former aux yeux des autres une « belle famille ».
Le déclin du paternalisme
Au cours des années 1950, le projet économique et social de Baumann semble triompher. La firme prospère et s’est hissée au tout premier rang de la branche du bois. L’Union Sportive de Colombier-Fontaine comme œuvre sociale est dirigée d’une main de fer par la direction Baumann et semble donner satisfaction. « L’homme du bois », en référence à « l’homme du pneu » de Michelin, est efficace au travail, discret dans ses foyers, pénétrés des mêmes valeurs normatives que son patron. Réunissant le pouvoir économique, le pouvoir social et le pouvoir politique, puisque les Baumann contrôlent aussi la mairie, l’usine domine son village.
Et puis, tout commence à se défaire au cours des années soixante. Confrontée à la disparition de son « père bienfaiteur », Walter Baumann décédé en 1967, l’entreprise connaît une crise profonde. Le paternalisme est désormais contesté par la main d’œuvre alors que le bois est concurrencé par des matériaux plus « modernes ». La direction de Baumann finit par céder le club et ses équipements à la commune.
Le football comme « lieu de mémoire » d’un village
Pourtant, paradoxalement, si aujourd’hui Baumann survit dans la mémoire des anciens ouvriers, alors qu’il ne reste de la chaiserie qu’une friche industrielle en mal de réhabilitation, c’est surtout à travers une certaine nostalgie des temps du paternalisme et du plein-emploi, témoignage d’un passé révolu. Aujourd’hui, le seul écho qu’éveille Baumann chez les jeunes pousses de l’U.S.C.F. c’est celui du stade de football de leur village. L’homme et l’entreprise leur sont inconnus, seul subsiste le ballon rond.
Thomas Simon
Université de Franche-Comté