Les tribunes de l'antifascisme
En juin 1938, la France accueille la troisième édition de la coupe du monde football. Le climat international marqué par la guerre civile en Espagne et la récente annexion de l’Autriche par l’Allemagne pèse lourdement sur la compétition. Dans ce contexte, l’accueil réservé par le public français aux équipes allemande et italienne est particulièrement redouté.
Du côté italien, l’appréhension est d’autant plus vive que Mussolini a fait de la Squadra azzurra un instrument au service de l’affirmation internationale du régime fasciste. Les victoires lors de la coupe du monde de 1934 et lors des jeux Olympiques de 1936 sont ainsi interprétées comme des succès politiques.
Cette politisation du football trouve un écho en France en raison non seulement des tensions internationales mais aussi de la présence dans l’Hexagone de plus de 700 000 migrants transalpins. Si la plupart de ces immigrés se tiennent dans position de neutralité sur le plan politique, la colonie est traversée par un fort antagonisme entre fascistes et antifascistes. À Marseille, où la Squadra Azzurra dispute son premier match contre la Norvège, le 5 juin, et où un cinquième de la population est italienne, l’agitation politique est constante et les manifestations violentes fréquentes. Le consulat et le fascio, fondé en 1923, ne ménagent pas leurs efforts pour encadrer la population transalpine. Les résultats restent cependant faibles et le plus grand nombre des Italiens marque ses distances avec les organisations fascisantes subventionnées par le gouvernement mussolinien. En revanche, les fuorisciti, les antifascistes du dehors, déploient une intense activité de propagande et se livrent à des actes terroristes.
Dans ces conditions, le stade vélodrome devient une caisse de résonance à leurs récriminations. Les joueurs et l’hymne national sont copieusement sifflés par une dizaine de milliers de spectateurs. Il Popolo d’Italia, le journal de Mussolini, évoque une « foule bestiale ». Du côté français, ces manifestations sont passées sous silence. Il faut dire qu’elles suscitent l’embarras au regard des commentaires qui ont précédé la compétition mettant en avant le « rapprochement des peuples » et la « célébration de l’amitié franco-italienne ». A ce moment d’ailleurs, l’opinion publique française ne perçoit pas, dans sa majorité, le régime fasciste sous un angle défavorable et les diplomates ne désespèrent pas de briser l’entente entre Mussolini et Hitler. Or l’un des points d’achoppement des relations franco-italiennes porte sur la question de l’antifascisme à l’égard duquel le gouvernement français est jugé trop laxiste selon le Duce.
Dans ce contexte, le quart de finale opposant la France et l’Italie est particulièrement attendu. Lorsque les joueurs pénètrent sur le terrain su stade de Colombes, la foule découvre les Italiens vêtus de noir. Le choix de ces couleurs répond certes à la nécessité de distinguer les Azzurri, des « bleus » français, mais il permet surtout aux joueurs italiens d’arborer les couleurs de l’uniforme fasciste. L’impression d’assister à une parade fasciste est renforcée par le salut romain des joueurs lors de la présentation des équipes. Pour le public, tout acquis à la cause de l’équipe de France, la scène est vécue comme une provocation et suscite un tollé. Des tribunes émanent, au cours de la première partie du match, des bordées d’injures et de sifflets. Selon le compte rendu du correspondant de L’Auto, « il y eu un instant d’émotion quand on vit les populaires bombarder de cailloux les filets italiens ». Du côté italien, la presse tout à la gloire du régime et de ses représentants préfère célébrer la victoire (3 buts à 1) et ne retient que « quelques sifflets isolés » au milieu des applaudissements suscités par le jeu de joueurs transalpins. Sur ce dernier aspect, tous les témoignages concordent : passées les manifestations épidermiques d’hostilité, le public comme la presse française se laisse séduire par la technique et la vitesse dominatrices des Italiens, illustrées par le duo d’attaque Piola et Meazza. Ces qualités leur permettent d’ailleurs de remporter la compétition face à la Hongrie en finale après une victoire sur le Brésil en demi-finale au Stade vélodrome, théâtre à nouveau de manifestations d’hostilité.
Ces événements éclairent la force de l’antifascisme en France, mais ils contribuent à rendre en Italie la victoire plus appréciée encore du fait qu’elle est acquise en France, patrie des idéaux révolutionnaires honnis par l’idéologie fasciste et lieux d’accueil des exilés antifascistes.
Stéphane Mourlane
Université de Nice